Force est de constater que la place des femmes dans l'Art Nouveau a été complètement invisibilisée. Autant elles sont très présentes dans toutes les œuvres, de l'affiche à l'architecture, autant leur place d'artistes a été occultée par celle des hommes. Je pourrai nommer Margaret Macdonald Mackintosh, qui en épousant l'architecte et designer Charles Rennie Mackintosh, a été éclipsée par celui-ci. Ou bien, Élisabeth Sonrel, dont les peintures et affiches, entre Art Nouveau et Préraphaélisme, sont bien moins connues (et bien moins cotées) que celles de Mucha, alors qu'elles sont d'une qualité picturale remarquable. Le tableau ci-dessus est exposé à Gérone.
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Elisabeth Sonrel "Allégorie à la guerre de 1914 |
Lorsque j'ai eu connaissance de l'exposition à Gérone, en Catalogne, je n'ai pu que m'en réjouir : enfin, il était question des femmes artistes Art Nouveau ! Il ne s'agit pas juste d'un élément isolé: en 2015, le II Congrès International CoupDefouet, à Barcelone, s'intitulait "Briser le plafond de verre de l’Art Nouveau" et certaines des communications de ce Congrès ont été reprises en en 2022, par le Réseau Art Nouveau Network, qui a proposé une série de conférence intitulée "Women on stage. Discovering the artistic female contribution to the Art Nouveau". Il n'est pas étonnant que ce soit la Catalogne qui rend visible le rôle des femmes en tant que créatrices qui ont pris part, au même titre que les hommes, de ce grand mouvement révolutionnaire dans l'art qu'est l'Art Nouveau. Cette région autonome, à faute d'être indépendante, est une des plus avancée au monde, en ce qui concerne le féminisme.
Il y a donc, plus d'un siècle, en 1907, naissait en Catalogne, une revue en catalan, dirigée par des femmes, consacrée aux créations artistiques des femmes de l'époque. Dirigée par l'écrivaine et journaliste féministe, Carme Karr, avec des articles illustrés de dessins et de photographies, écrits et créés par des femmes. "Feminal" a permis de visibiliser le talent et professionnalisme des femmes et de critiquer le pouvoir des Salons, où l'entre-soi masculin les excluait, en leur donnant un espace écrit mensuel pour présenter leurs œuvres et s'exprimer. Tous les articles étaient encadrés par des bandeaux modernistes, les textes étaient accompagnés d’au moins une photographie de l’artiste ainsi que celle de ses œuvres. Le paradoxe est que ces photographies étaient réalisées par les portraitistes reconnus -tous hommes-, probablement dans le but de montrer le professionnalisme de ces femmes artistes.
La revue, de part son grand format et les nombreuses illustrations, avait un coût accessible surtout pour des lectrices bourgeoises, plus ou moins cultivées; ce qui correspondait au profil de la majorité des artistes, issues de milieux instruits liés à l’aristocratie, la politique, la musique, la littérature ou les arts.
Cependant, la revue a publié également des photographies de salons de dessin et de peinture pour femmes de l’Institut de la culture et de la bibliothèque populaire pour les femmes, ouvert en 1909 par Francesca Bonnemaison (une femme qui c'était donné pour tâche de promouvoir l'éducation féminine dans une optique féministe), ainsi que d'autres institutions comme la Fédération syndicale des ouvrières ou du Collège de Formation des Dominicaines Tertiaires de Lleida.
L'exposition m'a permis de connaître l'œuvre d'artistes catalanes dont j'ignorais tout et d'en retrouver d'autres, que j'avais oubliées, dont les créations avaient croisé mon enfance catalane. Beaucoup de tableaux correspondent à des portraits, des scènes de la vie quotidienne, ainsi que quelques paysages. Même si de belle facture, ce ne sont pas mes préférés, notamment parce que cela ne correspondent pas à l'Art Nouveau.
Au tout début de l'exposition, les œuvres pleines d'humour de Lola Anglada m'ont immédiatement ramenée à mon enfance et à la revue "El Patufet", véritable emblème catalan. Cette revue a été publiée une première fois de 1904 à 1938. Arrêtée sous Franco, elle a repris entre 1969 et 1973. Celles que j'ai pu lire enfant, correspondent à de gros ouvrages rassemblant plusieurs exemplaires des éditions anciennes, conservées par mon père. Les dessins de Lola A., comme elle les signait, étaient parmi mes préférés.
Une autre série de dessins, œuvres de Maria Rusiñol i Denís, sont également dans une veine humoristique. Il s'agit de créations qui mélangent l'aquarelle, la craie grasse et le crayon de graffite, qui représentent des groupes de femmes, habillées dans des vêtements pompeux et désuets. C'était la manière de l'artiste de critiquer la société à laquelle elle-même appartenait. Fille de peintres, elle a côtoyé, dès son plus jeune âge, grand nombre d'artistes et elle a pu en recevoir l'enseignement.
Mon coup de cœur a été l'œuvre de Francisca Rius i Sanuy, celle qui est le plus dans le style Art Nouveau, avec des éléments japonisants. Illustratrice et dessinatrice, elle a obtenu une mention honorifique lors de l'Exposition Nationale des Arts Décoratifs à Madrid. Je rêve de visiter une exposition qui lui soit entièrement consacrée.
Il y en a déjà eu une en 2019, que je n'ai pas pu voir.
Teresa Lostau i Espinet excellait dans la peinture naturaliste de fleurs.
Certaines artistes ont également travaillé sur des objets décoratifs, comme Maria LLuisa Güell qui a peint ce paravent, à l'huile.
Aurora Gutierrez Larraya faisait de projets pour des éventails et des broderies sur des mouchoirs.
L'exposition, comme en son temps la revue, présente également les œuvres des artistes françaises, Elisabeth Sonrel (voir plus haut) et Clémentine-Hélène Duffau.
Tout comme ce tableau de la bruxelloise Juliette Wytsman
Je souhaite vraiment pouvoir connaître encore plus de femmes artistes Art Nouveau, qu'elles soient de plus en plus visibles dans le monde de l'histoire de l'art afin qu'elles puissent prendre la place que mérite leurs œuvres.